La rencontre du troisième type va vite s’imposer comme une évidence pour ces deux artistes branchés sur la même fréquence. Tout a commencé en janvier 2011 : « En partant au premier rendez-vous, j’avais envie de proposer un album dansant. », se souvient Solal. Et là surprise : « La première chose que m’a dite Salif : “Je veux que ça danse !” » Sans le savoir, sans se connaître, tous deux souhaitaient aller dans le même sens : un disque qui tourne en boucles et retourne la piste de danse. L’union des présupposés contraires est scellée sur ce dialogue : de fructueux allers et détours qui cherchent constamment à rénover la tradition mandingue. « J’en ai marre d’être conservateur. Catalogué dans ma petite case africaine ! La démarche de Philippe me va bien. Je voulais même le pousser encore plus. Il faut que ça groove, quoi ! Et pour cela il fallait faire de la dégation ! Du dégât dans la tradition. Ma chance, c’est que Philippe a découvert certains instruments traditionnels. Il les adore. Du coup, il a gardé ce son, tout en le maquillant. »
Comme lors des Moonshine Sessions avec la country et les expériences de Gotan Project autour du tango, Solal va donc manipuler les manettes pour confectionner une haute couture technologique, entendez un son très organique mixé aux rythmes électroniques. Du digital vintage, à l’image de la pochette : un mélange de bois patiné avec du plastique très coloré. C’est ce sound-clash, du rétro-futurisme sur le mode festif, qui donne toute son originalité au propos. Et la recette ne peut fonctionner qu’avec du respect pour la musique des origines, mais tout autant une bonne dose d’irrespect pour provoquer une version originale. Depuis 1969, le chanteur malien innove, va de l’avant, dans des directions autres que celles des griots. De Mandjou à Moffou, des Ambassadeurs à la Différence, de l’afro-pop à la salsa twistée, du funk cadencé avec le Rail Band à l’afro-jazz rock avec Joe Zawinul et Carlos Santana, tout son parcours passe par cette troisième voie. « Je n’aime pas quand ça se répète ! Mais cette fois, je voulais sauter le pas, vraiment. » Le voilà donc plongé dans le grand bain de jouvence numérique, avec cette galette en forme d’ovni qui n’est pas sans rappeler la démarche du séminal Remain in Light, lorsqu’à l’orée des années 1980 Brian Eno et les Talking Heads s’inventaient un futur en partant en quête des sons de l’Afrique de l’Ouest.
Un siècle plus tard, Solal ne cache pas que ce disque fut une source d’inspiration fondamentale. Non pour le copier note à note, mais pour y puiser l’esprit de la lettre, un crossover au-delà du middle of the road. Autrement dit, un trafic de sons en tout sens qui soit une bande-son vers l’ailleurs. « Tu crois amener la musique quelque part, mais c’est la musique qui te guide, et décide où t’arrêter, quand continuer à explorer. » Au final, l’un et l’autre tissent des ponts entre avant-hier et après-demain, entre les amateurs d’electro pur et dur et les spécialistes de la world music. « Nous souhaitons ouvrir des passerelles pour que les gens partent à la découverte de ce continent de musiques dont beaucoup n’ont une image que très floue, un peu poussiéreuse. » Pas question de donner dans le simple album de remix : il s’agissait de garder bel et bien le format chanson, de le convertir au dance-floor. Ici, on danse et on pense sur un pied égal. Là, ils souhaitent réconcilier tradition et novation, concilier néophytes de la jeune génération et amateurs de la première heure. Comme sur « Samfi » où un sample du « Planet Claire » des B52’s s’immisce au milieu des cordes du n’goni : New York eigthies meets Bamako 2.0 ! Et tant pis pour les hermétiques intégristes qui feront aux deux iconoclastes un procès en hérésie. « C’est plutôt bon signe », s’amusent-ils à l’unisson.
Pour parvenir à briser les œillères, ils se sont posés dans les nuits chaudes de Bamako, au studio Moffou, histoire d’accoucher des bases de l’album. De simples guitares-voix de Salif Keita, des merveilles qui tressent tout le canevas mélodique et harmonique. Et par-dessus, par en-dessous, des motifs rythmiques, des sons brodés par les musiciens locaux (Aboussi Cissoko au n’goni, Mamane Diabaté au balafon, Prince à la calebasse…), puis par d’autres qui ajoutent chacun leur touche de couleur (la moitié de Bumcello Cyril Atef aux baguettes, Hagar Ben Ari, la bassiste so deep soul des Dap Kings, Christophe Chassol, aux arrangements de cordes façon « Philly sounds »…). Tous permettent de rehausser l’éclat naturel de Salif Keita. Plus d’effets, mais moins de notes, tel fut le principe actif de Solal pour donner un peu d’air à cette musique, offrir de l’espace à la noble voix du maître de céans. « Salif est un chanteur comme il en existe peu. Il peut se poser sur des mélodies extrêmement compliquées, doubler sa voix à la perfection sur six minutes. Comme ce jour où sa deuxième voix était tellement calée qu’il ne l’a lui-même pas entendue au mix. » Salif Keita, une voix qui pénètre direct le mix avec la puissance des plus grands.
Aux côtés de Salif Keita, de prestigieux invités lui donnent la réplique. Honneur au doyen, le Camerounais Manu Dibango, une présence rassurante, « comme un papa qui nous protège » : le grand pair de l’afro-funk s’insère sur deux titres, dont un terrible chorus de sax qui rugit en réponse à un barrissant éléphant ! Quant à Bobby McFerrin, il improvise un dialogue avec Salif Keita transformé pour l’occasion en beat-boxer, autour d’une douce mélodie jouée au simbi, l’ancêtre à sept cordes de la kora. Il y a aussi Esperanza Spalding, la nouvelle princesse de la musique afro-américaine auréolée d’un Grammy, qui dialogue avec Salif sur « Chérie s’en va », une chanson dédiée aux jeunes filles qui quittent le foyer pour se marier. Et enfin, le Londonien Roots Manuva, prodigieux poulain de l’écurie Big Dada, qui pose son flow sur « C’est bon c’est bon », une production à la Lee Perry, du rock steady surspeedé, avec infrabasse botoxée et choristes chaloupées. Pas de doute, l’aventure mène vers des horizons pour le moins inédits : au détour d’un accent d’une calebasse, on croise le disco des seventies ; à un autre croisement, l’afro-beat poisseux se retrouve sur les rives polluées de Detroit, la pulsation historique de la techno ; ailleurs, les sons du guembri et des qraqebs gnaouas hantent l’esprit de Salif, les orchestrations égyptiennes se retrouvent samplées au milieu de « Yala »…
Et quand Salif évoque le drame de « Tassi », une femme de Bamako dont le fils a été exécuté aux États-Unis, Solal invoque la cumbia avec deux Cubains, Pity Cabrera au piano et Frank Rubio à la basse, et un n’goni qui sonne subtilement funky. Comme un ultime oxymore qui souligne subtilement le contraste saisissant de cet album, où résonne tout le paradoxe d’une actualité pas toujours enchantée. Car c’est aussi de cela dont parle, entre les lignes, Salif Keita de sa voix souveraine. Sous le vernis des odes à l’amour, il pointe les dérives des tout-puissants, de l’argent-roi, de ces morveux qu’il mouche avec classe. À ceux-là, il préfère le rire et les bons délires des enfants, ceux captés dans la rue bamakoise. Ce sont eux qui introduisent la chanson « Natty », du prénom de la petite dernière de Salif. Comme une grande, elle se charge elle-même, du haut de sa jeunesse, de lui dire : « Je t’aime »/« m’bifé ». Et il lui répond avec beaucoup d’amour et une note d’humour, sa voix étant inversée dans le grand robot mixeur. Tout un symbole de ce disque qui vous met la tête à l’envers histoire de remettre au bon endroit papa Keita.
30/01/13 St Ave – L’echonova
02/02/13 Conflans Sainte Honorine – Theatre Simone Signoret
05/02/13 Rouen – Le 106
06/02/13 Paris – L’olympia
07/02/13 Luxembourg Ville – L’atelier
16/02/13 Marne La Vallee – La Ferme Du Buisson
07/05/13 Annemasse – Chateau Rouge
08/05/13 Six Fours – Espace Culturel Andre Malraux
Plus d’infos : http://www.salifkeita.net/